Dans le Gradus (10/18), comme dans les autres dictionnaires, pour trouver quelque chose, il faut en savoir le nom d'avance. Il n'en va pas de même avec un répertoire en hypertexte. La fouille est possible ici à partir de n'importe quel mot courant et la recherche débouche sur une taxinomie tirée de la logique, de la linguistique et de la pragmatique, avec des exemples modernes.
La Clé est l'oeuvre de Bernard Dupriez, docteur ès lettres, et de Sylvain Rheault, Ph.D. (littérature) attaché de recherche, ainsi que de Martine Noël et plusieurs autres étudiants et étudiantes pour les exemples. L'informatisation des données est due au logiciel Seconde de la Cie Destin; la version hypertexte est l'oeuvre de la Cie ÉcoSystématica. De nouveaux champs, comme celui du geste ou de la bande dessinée (spécialité de Sylvain Rheault) ont été explorés. Les Pages choisies des genres littéraires sont surtout l'oeuvre de Carl Diotte et de Stéphanie Traver. Le nombre des entrées, par rapport au Gradus, a doublé.
À Queneau d'abord notre hommage, lui dont les Exercices de style offrent en si peu de pages une telle variété de tournures pour le même Récit. Plusieurs péricopes exemplatives ont pu lui être empruntées: ce sont les références Q.E.S. (pour Queneau, Raymond, Exercices de style, coll. folio, #1363. Première éd. Paris, Gallimard, 1947, in-8º, 160p.)
Pour le reste, il a paru intéressant de rester dans le même contexte: le jeune homme au long cou, etc. Furent donc composés de Nouveaux Exercices de style. Ce sont les références N.E.S. Ces nouvelles variantes au célèbre Récit, on peut les lire en cliquant sur N.E.S. (à la page Exemples), puis sur leur titre. Elles sont signées d'initiales. On trouvera les noms des auteurs à la fin de la table alphabétique des N.E.S.
Il importait que les auteurs soient si divers: cela permettait d'écarquiller les yeux, de percevoir de toutes sortes de points de vue. Les nouveaux exemples furent fabriqués suivant les définitions existantes mais aussi, souvent, sur des modèles choisis au gré de la fantaisie de jeunes chercheurs très divers, à même des oeuvres littéraires ou du langage quotidien; modèles "replacés" dans le cadre du quidam inconnu (qui fut bientôt baptisé Cordelier, Ernest). Ce n'est qu'après avoir laissé les imaginations se donner libre cours dans le plaisir des textes que survenait la phase analytique et définitoire. Pour intégrer au reste les nouveautés inventoriées, il fallait comparer les concepts et les termes des définitions possibles, et tenter d'identifier des dénominations parfois récemment proposées, ou en trouver de suffisamment vraisemblables. Ainsi chaque année apportait-elle son lot de nouvelles entrées, toujours colligées avec la terminologie des ouvrages spécialisés.
Avec des exemples sous les yeux, on sait exactement de quoi on parle. A partir de la diversité du concret, de sa communicabilité, les définitions, dans le Gradus, avaient déjà pu être révisées. Le répertoire nous imposa d'aller plus loin.
L'objectif n'était pas de réduire la terminologie, si excessive qu'elle fût. Il fallait conserver sa puissance évocatrice et, de toute façon, au regard de la multiplicité des données, elle se montrait encore insuffisante. Les autres «chasseurs» de figure n'en disconviendront pas. Déjà Fontenelle: «Ce sera bien assez pour moi, si de ce nombre prodigieux de vues qu'il faudrait avoir [pour faire une Poétique], j'en attrape quelques-unes; et si de ce grand tout que je ne saurais embrasser, je puis saisir quelque partie.» Réflexions sur la poétique, IV, dans Oeuvres complètes, Fayard, p.113.
Mais les récents apports de la pragmatique du discours offrent la perspective d'approches plus structurées et la préparation d'un répertoire suppose que l'on puisse déjà disposer d'un système complet et fermé... Le problème, à remière vue insoluble, est donc d'introduire un ordre respectueux des désordres du passé, qui se trouvent souvent encore enracinés dans le langage, et de faire que cet ordre arrive à prendre en compte les distinctions de la linguistique et de la pragmatique, sinon l'exacte diversité de leurs approches.
L'ordre que nous avons introduit est tiré de la comparaison terme à terme d'une nomenclature de plus en plus étendue... Si l'on songe que, pour le lecteur non prévenu, nous aurions aussi voulu qu'il fût accessible et clair, on ne s'étonnera plus qu'il ait fallu par trois fois le remettre sur le métier. Disons que, de toutes ces catégories de classement non systématiques, il est présenté ici la formule la plus longuement négociée, la plus patiemment reprise et, espérons-le, la moins difficile à admettre. Mais en voici les lignes directrices. (Pour plus de détails sur l'élaboration des catégories, voir B. DUPRIEZ, Taxinomies, dans la revue Texte, 1989, no 8/9, p. 377 à 403).
Ce qui se dégage de plus fondamental, le sommet de la pyramide conceptuelle des définitions, c'est que le poète, comme son nom l'indique, fait quelque chose. Il effectue une opération. La journaliste, le politicien, l'écrivain, l'enfant, et jusqu'au nourrisson qui gazouille dans son berceau, tout individu parlant, redonne aux formes disponibles dans son environnement une actualité empruntée à la situation et à sa volonté d'exprimer.
Or cette opération doit avoir un objet dans lequel elle s'inscrit de façon visible ou audible, communicable. Cet objet, avant de subir des divisions en signifié et signifiant, a une dimension (au sens concret du terme), dimension qui est le premier aspect du texte à servir de support à la communication. Envisagée globalement, cette dimension est l'oeuvre, unité de production. Elle est parfois subdivisée. Alinéa ou phrase, en tant que parties d'oeuvre, sont les matériaux de séries complètes de figures. Viennent ensuite le groupe de mots ou la cellule rythmique, de dimension plus réduite, qui définissent de tout autres figures; enfin l'espace, que ses figures prennent de manière extensible, de la séparation de mots jusqu'à la page. Ce sont les quatre premiers objets d'opération ou opérandes.
S'imposent par ailleurs des objets d'opération plus abstraits, des aspects particuliers du texte qui peuvent aussi subir des interventions. Ici, il faut tenir compte d'abord de la division saussurienne du signe en deux faces, le signifié et le signifiant (équivalents mutatis mutandis de l'éternel «fond et forme»).
Comme chez Martinet, le signifiant apparaît avec deux «articulations»: l'une au niveau proprement linguistique (lexique, morphologie, syntaxe); l'autre au niveau de la manifestation disons physique (sonorité, mélodie, geste, graphie, dessin).
Comme chez Ducrot, le signifié bénéficie aussi d'un double clivage: le niveau de l'énoncé (objet, sentiment, idée, action, personne) et le niveau de l'énonciation, où se trouvent les fonctions jakobsoniennes (situation, contact, locuteur, destinataire, façonnement, visée). Exemple: A la claire fontaine (objet) m'en allant promener (action) j'ai trouvé l'eau si claire (idée) que je m'y suis baigné (action). Il y a longtemps que je t'aime (idée-sentiment). Jamais je ne t'oublierai (personne). Vous chantonnez cela dans l'autobus (situation). Quelqu'un vous sourit (contact). Vous vous demandez qui est cette personne (locuteur) et vous l'encouragez à manifester ses impressions (destinataire). Vous introduisez des appoggiatures, une mélodie fantaisiste (façonnement). Vous comptez prouver vos talents (visée).
Bien entendu, tous les aspects sont latents dans n'importe quel texte et un seul procédé peut mettre en cause plusieurs aspects. L'injure ou le mot doux soulèvent des sentiments, visent un interlocuteur, lui attribuent un prédicat (péjoratif ou mélioratif), modifient le contact... Le même procédé peut donc se trouver à plusieurs endroits, avec des définitions adaptées en conséquence.
Ce que nous appelons opérandes, comme en mathématiques, pourrait aussi s'appeler matériau car la définition en est corrélative au faire poétique: c'est à quoi s'applique une opération.
Les plus évidentes sont l'ajout, la suppression ou la substitution, comme chez le groupe de Liège, dit aussi «groupe mu» (Cf. Rhétorique générale (Larousse); Rhétorique de la poésie (le Seuil); le Sens rhétorique(Gref); Traité du signe visuel (le Seuil). Il a été retenu en outre comme opérations le rapprochement, la dépendance, l'écartement, la ressemblance, la rupture, l'amalgame et la prépondérance, qui ne ressortissent pas à la mathématique mais définissent des figures particulières, dans tous les opérandes. Par ailleurs, il y a des figures qui concernent la position respective des éléments d'une série, ou dans un ensemble, ou dans un système implicite. Et l'action peut encore consister à enjoliver ou à caricaturer... Rien n'est plus rhétorique, ou poétique, et il s'agit bien d'un faire (aimable ou détestable). Sont donc à prendre aussi comme des "opérations" des qualités: en bien, en mal. L'opération en rhétorique a une acception large.
L'analyse et la comparaison des diverses opérations permet de les disposer de la plus simple à la plus composée (celle qui a plus d'un objet). On en prendra une vue générale en cliquant ci-dessus sur Opérations.
On se rend compte ainsi qu'elles sont dotées de trois natures, selon leur façon de traiter l'opérande. L'ajout, par exemple, suppose un opérande qui soit une entité distincte. Si ce qui est ajouté entrait dans un ensemble, cela deviendrait aussitôt une partie dans un tout et la partie supplémentaire donnerait une augmentation à cet ensemble. Un opérande se présente donc devant une opération comme une entité (on le voit de l'extérieur), ou comme un ensemble (on le voit de l'intérieur); mais ce n'est pas tout: il peut encore se présenter comme entrant dans une structure.
Ici prend place dans les types d'opération la notion, venue de Saussure et de l'école de Prague, de système. Ajouter quelque chose à une structure paradigmatique, disons introduire une lettre de plus dans l'alphabet, cela peut ne rien modifier au texte qu'on a sous les yeux: cela modifie néanmoins le champ des possibles. Cela rend les lettres présentes un rien plus significatives qu'elles ne l'étaient puisque, dans une structure, la définition d'un choix est faite du rejet des autres choix possibles. Un tel ajout caché doit donc recevoir un traitement à part (et les figures qui en relèvent le prouvent). Au lieu d'ajout et d'augmentation, on parle alors de complexification.
Il y a donc une opération qui prend, selon son type de saisie de l'opérande, quel qu'il soit, trois natures: ajout, augmentation, complexification. Des analyses parallèles conduiraient à suppression, diminution, simplification. Ou encore, à substitution, modification, métamorphose. Une de nos remises en chantier est liée à cette découverte, qui bientôt se révéla applicable même pour les qualités. On peut ranger selon ces distinctions d'innombrables figures. Parcourons seulement le tableau.
L'entité (ou ÉLÉMENT), on peut en apprécier la qualité (bien ou mal), on peut la compter (nombre précis ou indécis), la placer parmi d'autres dans un certain ordre (en gradation, en alternance, en ordre inverse, en désordre) ou y appliquer directement les opérations d'ajout, de suppression et de substitution. De deux entités mises en relation, on pourra dire qu'elles sont appariées (rapprochement), attachées (dépendance) ou simplement écartées l'une de l'autre (séparation).
L'ENSEMBLE, qui a des parties bonnes ou mauvaises, sera meilleur ou pire qu'un autre. On pourra aussi le découper (s'intéresser à une partie ou au tout), en distribuer les morceaux (au milieu, au début, à la fin ou à côté), l'augmenter, le diminuer ou le modifier. De l'évaluation de deux ensembles, on dira qu'ils se ressemblent beaucoup (conformité totale), un peu (conformité partielle) ou pas du tout (rupture).
La STRUCTURE, enfin, regarde l'objet comme un système où de multiples relations sont possibles. Attribuer une qualité à la structure, c'est y voir un idéal inaccessible (tragique) ou au contraire nier tout ce qui n'est pas le réel et s'y complaire avec une facilité déconcertante (comique). Quantifier, c'est étendre le système (usage) ou le restreindre (rareté). Positionner, c'est instituer une ordre dans la structure (organisation et opposition à cette organisation). On peut, comme on l'a dit plus haut, ajouter quelque chose au système (complexification), y enlever (simplification). Considérer deux opérandes en tant que systèmes, c'est travailler sur deux paradigmes à la fois, d'où la nécessité d'offrir, à amalgame ou à prépondérance, le choix d'un deuxième opérande.
On pourrait détailler davantage, chercher par exemple avec Blanche-Noëlle Grunig «des équilibres, des harmonies, des isomorphies,... des hiérarchies,... des parallèles, des récurrences, des symétries...» (les Mots de la publicité, p.8). Nous avons retenu les opérations applicables à tous les opérandes (et réciproquement). La possibilité de «remplir» les cases possibles a guidé notre façonnement de la grille. On remarquera que les opérations retenues comme applicables à tous les opérandes sont au nombre de 38. Toutes ou presque trouvent leur application sur chaque opérande. Il faut dire aussi que les notions taxinomiques finalement retenues s'appuyent sur des convenances réciproques bien plus que sur une théorie. Ces convenances peuvent jaillir d'une multitude de points de vue car c'est déjà le cas de la diversité qu'elles se donnent pour tâche d'embrasser. Ils forment système, ces «classèmes» (catégories de classement). Ils tendent à saturer leurs domaines d'application parce qu'ils s'y adaptent et que, de plus, conformément à la méthode stucturaliste, chacun se définit comme étant «ce que ses plus proches voisins ne sont pas».
Les opérandes et opérations réunis ici semblent donc, actuellement, suffire à la tâche de trier les occurrences de définition de procédés. Pour plusieurs milliers de figures, les opérandes, aspects touchés par les opérations, ne sont que 25. Avec les 38 opérations, cela donne un total de 63 concepts définitoires. C'est relativement léger comme structure notionnelle et terminologique, d'autant plus que ce sont parfois des notions très élémentaires (les graphies, les sonorités, l'ajout, la suppression, les quantités, les positions).
La mathématique combinatoire permet de calculer le nombre de cases qui résulte de ces arrangements. Pour les opérations à un opérande: 38 x 25 = 950. Pour les amalgames, on a une combinaison par paire sur 25 éléments = 300. Pour les représentations, on a des assemblages par paires sur 25 éléments = 600. Le total des cases est ainsi de 1 850. C'est peu de chose à côté des combinaisons de nucléotides dans une protéine mais c'est déjà beaucoup pour l'esprit, même d'un littéraire.
Le chercheur trouve ici de quoi poursuivre trois objectifs.
Les combinaisons de 63 notions élémentaires débouchent sur des regroupements de procédés fort voisins. Celui qui veut comprendre le système général du texte atteint par là dans la clarté la grande diversité de la terminologie disponible. L'ordonnance logique et les exemples facilitent le déchiffrement. On peut trouver le terme spécifique en partant de concepts aussi élémentaires que ceux de sonorité, graphie, ajout, usage, etc.
Reconnaître des figures peut aider à l'analyse textuelle. Cela ne la remplace pas. Le texte, même aux périodes classiques, prime sur la figure. Se limiter à en identifier ne suffit pas et pourrait même entraver la compréhension. On resterait arrêté aux formes alors qu'il faut tenir compte de tant de choses: même de soi. Un exemple précisera cette observation. C'est dans Plain Chant, de Cocteau.
De quels corridors, de quels corridors / Pousses-tu la porte, dès que tu t'endors? Simple répétition. Opérande: segment linéaire; opération: quantité, nombre précis (deux). Pas grand intérêt... Or cherchez maintenant l'effet en contexte. Une dormeuse, aux côtés du locuteur, devrait dire ses rêves; mais elle dort. Elle est ailleurs. Pas de communication. La question est répétée parce qu'elle reste sans réponse. Elle tombe dans le vide, dans une autre dimension... ce qu'explore la suite du poème.
Analyser, comprendre, certes, mais aussi s'écrire, s'exprimer, inventer son langage, appliquer à ses propres textes, écrits, oraux, les «recettes» de poétique: voilà à quoi peut encore aider le répertoire. On accède au réel et on communique, par l'intermédiaire du discours.
Ce n'est pas que le discours ne reçoive rien de l'expérience, au contraire: il est branché sur la vie, il prolonge la situation pour l'orienter. Le réel comme interaction des choses et des êtres est accessible en passant par une histoire, un passé collectif dont font partie les mots déjà employés, les concepts déjà en partie formés.
La Clé n'est qu'une étape, provisoire synthèse propulsant ce que, Lecteur, tu voudras en faire: un savoir-faire.
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