C'était vers midi... Du côté du parc Monceau... Il faisait chaud. J'étais sur la plate-forme arrière de cet autobus où j'étais montée depuis des heures, désoeuvrée, recommençant sans cesse le morne trajet de la ligne «S». Morne, pour moi ce paysage qui ne peut offrir que du déjà vu; un boulevard que je connais par coeur tant je l'ai arpenté, en revenant de chez mon oncle, quand je m'efforçais de dénicher dans les boutiques quelque dessous qui eût pu me laisser rêver un peu...
Mon visage fermé offre aux voyageurs l'indifférence la plus totale, celle des citadins fourbus et déprimés. Tout m'est égal. Je me désintéresse complètement de ces gens dont les yeux furètent avidement.
Un fort remous se fit sentir à l'arrière. Je me retournai. C'est alors que j'aperçus la cause du remue-ménage: un jeune homme d'une élégance de dandy, qui attendait les excuses d'un malotru, lequel avait piétiné ses vernis noirs.
Il portait un feutre mou joliment décoré. Cette audace, qui aurait pu gâcher n'importe quelle autre tenue, lui donnait au contraire un air savamment négligé. Ça parachevait son petit côté «british» subtilement gommé. Tout s'éclaira autour de moi... Une brise légère venant de ma fenêtre ouverte m'apporta les effluves printanières d'un Paris quotidien, me caressant la nuque. J'entendis des cris d'enfants dans un square. Mon coeur se réchauffa. Il me sembla que rien n'était plus beau que cette heure de la journée.
Une grosse femme, derrière moi, quitta soudain son siège, naviguant vers le Prisunic. Dédaignant la verve plébique du misérable malfrat, mon Apollon tourna la tête et m'aperçut, le regardant rêveusement. Alors il s'élança vers moi, jouant des coudes à travers les passagers; il s'assit prestement, ne me quittant pas des yeux, portant déjà la main droite à son chapeau.
Tout l'après-midi, je pensai à lui. Je le revoyais pourfendre la cohue pour m'atteindre, son regard vert... Je déambulai à travers les rues. Gare Saint-Lazare, en sortant, je l'aperçois qui converse. Rusée, l'air de rien, je passe à ses côtés. Je le vois pâlir, porter la main à son cou... Il tortille nerveusement son col de pardessus cependant que son ami fait mine de s'intéresser à un bouton qui y aurait manqué!
J'en ai la certitude: son coeur battait pour moi!
Tiré du journal intime d'une jeune fille trop romantique, qui se laisse aller. Elle croit l'attention des gens sans cesse tournée vers elle et se targue de les mépriser alors qu'en fait elle les observe attentivement.
Ce caractère lui donne une vision déformée de la réalité, et elle tombe ainsi amoureuse d'un parfait minable. De plus, la précipitation du jeune homme vers le siège libre est prise pour autre chose, ainsi que la conversation à propos du bouton. Projection. M.-L.D.
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