Un message du Fou

Treize journées déjà depuis que j'envoyai
par un courrier ailé une brève missive,
Altesse Princière, qui vous fut destinée.
J'ai depuis ce moment arpenté long chemin.
Ai rencontré hier soir au bord d'une rivière
étrange créature: phoque pour la moitié,
jouvencelle pour l'autre et de la tête aux pieds
d'une seule couleur qui aurait fait fureur
en salon de beauté où l'on se fait bronzer.
De notre langue elle sait suffisamment de mots
pour qu'on pût deviser. Elle connaît château
qu'habite votre Altesse: en passant par les douves
il paraît que l'on peut rejoindre dans les caves
petite étendue d'eau qui permet de passer
à un certain moment d'Émeraude ici
et réciproquement. La douce jouvencelle
m'a promis de porter un petit mot écrit
à votre noble Altesse. C'est bien fort gentil d'elle!
Adonc ai déplié mon humble écritoire
et devant blanche feuille me voici attablé.

Avant que je n'oublie, la demoiselle dit
avoir vu sur la plage étrange chevalier
dont l'armure grinçait et qui tous les trois pas
d'un bond se retournait comme s'il était suivi.
Elle m'a demandé ce que pouvait bien craindre
homme si bien armé. J'avoue être pantois,
d'autant qu'elle décrit ce qui me semble bien
de ce bon architecte être le beau blason
fiché au bord de l'eau. Je n'y comprends que dalle...

Ces treize derniers jours furent mouvementés!
À peine le pigeon m'avait-il donc quitté
qu'horribles hurlements me firent frissonner:
la forêt toute entière me semblait habitée
par des bêtes inconnues qui voulaient m'effrayer.
Connaissant mon courage, j'attrapai mon paquet
et partis en courant, ma harpe sous le bras...
J'ai dû courir longtemps avant de retrouver
un peu de calme enfin pour pouvoir m'arrêter.

Il faisait déjà nuit et j'avais bien du mal
à trouver le chemin. Pas de clairière ici,
j'ai donc choisi un arbre et je me suis hissé
sur une fourche large où je pus m'endormir.
J'ai fait des cauchemards jusqu'à n'en plus finir,
rêvant qu'en le château quelqu'un avait mêlé
toutes dalles nodales puis les avait celées
dessous le grand tapis qui entoure le lit
de notre fière Altesse! Mon réveil en sursaut
m'a vite rassuré: j'étais tombé de l'arbre
mais certain qu'au château personne n'avait pu
commettre telle erreur! La grande et grosse bête
assise devant moi avait un grand sourire
pas mal trop plein de dents. Je ne me savais pas
capable de voler, mais je ne saurais dire
comment suis remonté m'asseoir dessus la fourche:
je n'ai point souvenir d'avoir même bougé...

J'ai passé sur ma fourche deux très longues journées
et deux plus longues nuits, n'osant même pas dormir
de peur de retomber. La bête était patiente
et semblait curieuse: pendant tout ce temps là,
elle n'a pas cessé de me dévisager...
Après deux jours enfin, elle s'est décidée:
sur ses pattes arrières elle s'est bien haut dressée,
ses pattes d'en avant sur le tronc a posé
tout près de mon visage. Mon coeur s'est arrêté:
j'étais transi de peur. Elle m'a regardé,
puis les feuilles de l'arbre elle s'est mise à brouter.

Elle avait faim, la pauvre, et je m'étais assis
dans son garde-manger... Après quelques instants,
je me suis rassuré et j'ai même osé
d'une main la flatter. C'est une grande bête,
un peu commme un dragon, mais gris et brun et blanc
et qui n'aurait pas d'ailes... Une fort longue queue,
un cou presqu'aussi long, de belles grandes pattes
à trois doigts et griffus, des yeux intelligents
quoique un peu fanés, comme le chambellan
quand il a trop fêté. J'ai laissé l'animal
manger le végétal et j'ai repris la route.

Marchant vers le nord-est, quelque trois jours plus tard
j'ai quitté la forêt pour un tas de collines,
une lande ondulant comme la houle en mer.
Il n'y a aux sommets que des champs de bruyère
et quelques buissons bas. Les vallées sont humides,
en lacs et en rivières avec des rideaux d'arbres
longeant le bord de l'eau. Les gués sont rares ici
et moults sont les détours que j'ai dû faire au long
des quelques derniers jours pour traverser à sec...
C'est à mon bivouac que j'ai rencontré hier
l'aimable demoiselle qui circulait dans l'eau
et qui m'a proposé de vous faire parvenir
quelques mots sur papier dans un flacon scellé.
Làs, j'arrive déjà au bout de mon papier,
la gentille jouvencelle je ne veux retarder,
je signe donc ici:

(s) Fol, Fou du Château d'A,
en quête de la jolie Kirin.

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