Le puits Manu

Oyez oyez, nobles dames et gentils sires,
si gentiment prêtez oreille tant attentive
c'est histoire vraie que le Fou va vous conter.
Mes vers peuvent parfois être trop longs d'un pied,
ou bien d'un même pied se trouver amputés,
parfois la rime est là, parfois elle ne l'est pas.
Or donc votre bonté devrai solliciter:
quand mal la rime rame, veuillez me pardonner.

Il est en Armorique une grande forêt,
qui est le lieu magique où vécut fort longtemps
la grande fée Morgane, la soeur du vieux Merlin,
forêt qui fut chantée par les trouvères anciens.

Bréchéliant
Dont Bretons vont souvent fablant
Une forest mult lunge et lée
Ki en Bretaigne est mult loée.

Brocéliande est forêt tant grande et tant profonde
que l'on dit merveilleux fontaines et grands lacs
dessous ses bois celés. Au coeur de la forêt,
il est une clairière qu'on appelle toujours
le Jardin des Amours, où l'enchanteur Merlin
rencontra autrefois la doulce fée Viviane
qui tant si fort l'aima. Non loin de ce Jardin,
il est une fontaine dite de Barenton,
près de la roche plate que nos pères ont nommée
le Perron de Merlin, cette roche enchantée
qu'il suffit de mouiller pour que l'orage éclate,
tonnerre, éclairs et vents à arracher l'épée
des mains d'un chevalier. À quelques pas de là,
dans des fourrés si denses que l'on n'y peut passer
sans se tailler chemin à la hache ou l'épée,
on peut voir une ruine: une petite tour
surplombant un vieux puits, quelques murs, trois fois rien,
c'était une chapelle de Saint-Emmanuel.
Le comte de Comper, en le château duquel
je fis le Fou naguère, a fait vider ce puits
et nettoyer ces murs: on y trouva des textes.
Recteur de Concoret, homme savant en lettres
et toutes choses écrites, les traduisit ainsi:

Dans des temps très anciens, ce puits fut vénéré
on y venait de loin pour la chaîne monter
pour quelques gouttes d'eau qui apportaient la chance
selon une légende gardée depuis les druides.
Venant d'Irlande un jour, le moine Emmanuel
s'installa en ce lieu et y bâtit chapelle.
C'était un homme bon, d'une justice extrême,
il écoutait tous ceux qui venaient lui parler
et s'ils le désiraient pouvait les conseiller.
Tant grande fut bientôt sa bonne renommée
que l'on vint de partout pour pouvoir l'écouter,
lui demander conseil ou seulement l'aider
à remonter la chaîne et puiser l'eau du puits.
Grand fut le dol des gens, mais de courte durée,
quand moine Emmanuel finit par trépasser:
Il se fit vite un bruit que quiconque venait
et remontait la chaîne de ce puits enchanté
par Saint Emmanuel se retrouvait bénit
et tous ses maux guéris s'en retournait chez lui.
Pèlerins et supplicants tant nobles que manants,
malades ou mendiants, faux moines et vrais marchands,
tous vinrent plus nombreux tout au long des années
pour remonter la chaîne et puiser l'eau glacée.
La guerre cependant finit par effacer
le souvenir du saint et le chemin qui mène
a l'ancienne chapelle du moine Emmanuel.
C'est pourquoi j'ai gravé ce texte dans la pierre,
moi qui suis le dernier à avoir remonté
la chaîne de ce puits maintenant épuisé.

Le puits étant à sec, le comte me fit descendre
tout au bout d'une corde que ses gardes tenaient.
J'emportais une torche pour pouvoir regarder
dans la noirceur du puits ce qui était tombé.
Il y avait des pièces, que je dus ramasser
car le trésor du comte ne saurait s'en passer.
Il y avait aussi une tant belle épée
portant des runes au long de sa lame effilée,
pas un seul point de rouille on n'y pouvait trouver.
Quand l'ai voulu lever afin de l'emporter,
l'ai trouvée tant si lourde que l'ai abandonnée.
Il y avait enfin, à douze pieds du fond,
une ouverture au flanc de ce puits enchanté:
plus noire que charbon, c'est une galerie
où je fis quelques pas avant de m'encourir
et me faire hisser jusqu'aux lèvres du puits,
par les gardes du comte, effrayé et transi
par les bruits fort étranges qui en étaient venus.

Hélàs, gentils seigneurs qui daignez m'écouter,
le Fou n'est point comme vous, de courage bardé:
le Fou est un couard qui sent que pour garder
son rire et son humeur, il lui faut éviter
tout combat ou danger, surtout quand désarmé.

Ce que j'ai entrevu, ne saurais l'oublier:
les murs étaient de pierre, fort proprement taillée,
le plafond pas trop bas et rondement tourné.
Au dessus de l'entrée était une inscription
que n'ai pu déchiffrer, c'étaient étranges runes.
Outre des feulements, comme un respir de forge,
aussi des tintements et comme des bruits de gorge
venaient du fond très noir de cette galerie,
où je vis tout soudain s'ouvrir puis se fermer
comme des yeux nombreux qui tous me regardaient.
Et j'entendis alors comme des bruits de pas
qui marcheraient dans l'eau mais ne s'éloignaient pas,
une voix haut perchée dit alors quelque mots
dans une langue étrange, peut-être un peu chantée.
Je vis briller l'éclat de ma torche enflammée
dans ce qui me sembla être lame d'épée.
Je courus donc au puits et tirai sur la corde
pour me faire hisser avant d'être blessé.
C'est ainsi, nobles dames, que je pus raconter
au comte de Comper ce qui s'était passé.

Quelques années plus tard, le comte a trépassé
et j'ai quitté Comper pour me mettre à errer.
Après longues errances, Son Altesse Princière
en ce tant beau château m'offrit de m'installer:
ma fortune était basse, c'était cadeau princier
que pouvoir à nouveau une cour égayer.
C'est avec grande joie que j'ai pu accepter,
voilà pourquoi messires, dames et damoiseaux,
damoiselles aussi, j'ai pu vous raconter
ce qui en Brocéliande est un jour arrivé:
Son Altesse Princière j'en veux remercier!

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