Variations sur les thèmes de l'amour et de la mort, de la joie et de la douleur, la poésie
lyrique garde, à travers toute son évolution, une visée qui est plus que sentimentale au sens
restrictif du terme, une visée ineffable, indicible autrement que par le poème sous tous ses
aspects. On dit que l'oeuvre littéraire est dans les mots mais ici elle est parfois davantage dans les
rythmes, les intonations, les mélodies. Le poète cherche, par des textes de forme savante ou
populaire, à donner une idée de la profondeur intime de son expérience du monde, à transcender
les limites extérieures apparentes de la condition d'être soi. Le lyrisme s'épanouit dans une société
et dans une littérature qui accordent une grande importance à l'individu, à sa liberté d'expression
et à ses passions.
C'est dire que la rime, qui passe pour une forme incontournable de la poésie, n'en est qu'un
indice très secondaire. Rien n'interdit le vers libre, ni même le poème en prose.
Le poème en prose.
Il remonte à "Aloysius" (Louis) Bertrand (1807-1841), à son Gaspard de la nuit. Baudelaire,
qui a redécouvert Bertrand, donne au poème en prose ses lettres de noblesse avec le Spleen de
Paris. Rimbaud y inscrit un chef-d'œuvre : les Illuminations. Max Jacob s'y divertit savamment et
mystérieusement (le Cornet à dés). Le genre est maintenant bien établi : Pierre Reverdy, Francis
Ponge, Jean Tardieu, Maurice Chapelan, René Char, Günter Eich, poète allemand, Robert Bly,
poète américain... Mais qu'est-ce qui fait que l'on peut encore parler de poème quand c'est écrit
en prose? Voici un extrait de Gaspard de la nuit (III,5).
LE CLAIR DE LUNE
Réveillez-vous, gens qui dormez,
Et priez pour les trépassés.
Le cri du crieur de nuit.
Oh! qu'il est doux, quand l'heure tremble au clocher, de regarder la lune qui a le nez fait comme un
carolus d'or!
*
Deux ladres se lamentaient sous ma fenêtre, un chien hurlait dans le carrefour, et le grillon de mon foyer
vaticinait tout bas.
Mais bientôt mon oreille n'interrogea plus qu'un silence profond. Les lépreux étaient rentrés dans leur
chenil, aux coups de Jacquemart qui battait sa femme.
Le chien avait enfilé une venelle, devant les pertuisanes du guet enrouillé par la pluie et morfondu par la
bise.
Et le grillon s'était endormi, dès que la dernière bluette avait éteint sa dernière lueur dans la cendre de la
cheminée.
Et moi, il me semblait, - tant la fièvre est incohérente, - que la lune, grimant sa face, me tirait la langue
comme un pendu! |
Alors, sans versification, à quoi voit-on encore que c'est un poème? Serait-ce dû aux
alinéas, qui alignent des phrases dont la longueur est à peu près égale, et qui seraient des versets
plutôt que des vers, comme dans certains textes liturgiques?
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