Évidemment, personne n'oserait balbutier autour de son raisonnement embryonnaire s'il
devait envisager de livrer ces mots-là tels quels comme dissertation. On les accumule et quand
on arrive à quelque chose de plus organisé, on fait un plan et on rédige, dans le style requis. La
méthode de Valéry (qui l'a conduit à l'Académie) n'est pas différente. Il a griffonné ainsi des
dizaines d'énormes cahiers (aujourd'hui publiés en fac-similé!) pour n'en tirer ensuite que quelques
centaines de pages et les publier (Tel quel. Mauvaises Pensées et autres. Regards sur le monde
actuel.) Il y a, dit-il, le travail (arriver à dire sa pensée) et «le travail du travail» (la présenter). La
dissertation ne sort pas tout armée d'un cerveau créateur. Nous ne faisons qu'opter devant les
choix (de choses, de mots, de relations, de réflexions, d'intentions) qui s'offrent à nous et se
renouvellent incessamment (les noter au vol). Ne vient qu'ensuite la réécriture. (Il y aura donc deux
brouillons successifs, avant la mise au propre.)
La réécriture finale tirera avantage de quelques figures de style, que voici. Pour des
illustrations et exemples de ces procédés, voir la Clé (www.cafe.edu, cliquer sur Clé, puis index,
puis sur le nom de la figure).
Figures de style fréquentes dans les dissertations.
MISE EN ÉVIDENCE. L'attention est attirée sur certains éléments de contenu.
TOUR EMPHATIQUE. Mise en évidence du prédicat au moyen de c'est...qui ou que.
EXPRESSION EXCLUSIVE ou contre-négation. Tout objet autre que celui de l'assertion est exclu
(avec ne...que ou seulement).
LOCUTION IDIOMATIQUE (ling., fém.) Un groupe de mots a pris un sens spécifique distinct de
ce que serait la somme de ses parties.
PLOQUE (fém.) On répète pour souligner mais en insistant sur un sens particulier du mot.
ÉPEXÉGÈSE. On insère sur place (comme entre parenthèses), une courte explication de ce qui
vient d'être mentionné.
INTENTION PRÉCISÉE. On revient-on sur le sujet, fût-ce avec les mêmes mots, afin de préciser
davantage sa pensée. Ex. «Il avait un drôle d'air. Il avait l'air un peu bizarre. Suspect.»
PÉRIPHRASE. Plusieurs mots sont utilisés là où un seul est plus habituel. Ex. «Il était avec une
personne à laquelle il semblait lié par des goûts communs et réciproques (un ami).»
ÉTOFFEMENT. On cherche à donner à un texte une dimension qui correspond à l'idée que l'on
se fait de son importance.
ÉNUMÉRATION. Des éléments de contenu sont ajoutés de façon à constituer une série.
SÉRIATION. Plusieurs choses sont alignées dans une même perspective.
APPLICATION. Un ensemble est représenté par un autre qui y est rapporté point par point.
RÉGRESSION. Une série de termes antérieurs sont développés un à un.
DISTRIBUTION. Une série d'éléments est rapportée à une autre point par point.
EFFET BOULE DE NEIGE. Une conséquence engendre sa propre cause. Ex. «Plus il y a de
monde, plus le trafic ralentit. Plus le trafic ralentit, plus il y a de monde.»
DÉFINITION ORATOIRE. Une définition est rappelée mais c'est en guise d'argument. Ex. «L'art
de la guerre, c'est d'être, à un moment donné, plus fort que l'ennemi» (Napoléon).
DÉFINITION STIPULATIVE. Une partie des éléments de la définition bénéficie d'une mise en
évidence. Ex. «Les voyageurs, non pas ceux qui parcourent le monde, mais ceux qui prennent
l'autobus...»
DIFFÉRENCIATION. Signaler l'élément distinct de deux choses qui se ressemblent. Ex. «L'autobus
fonctionne à l'essence; le trolleybus, à l'électricité.»
CONTRASTE. Deux aspects inverses sont rapprochés en vue de les faire ressortir l'un par l'autre.
Ex. «Comment décrire minutieusement un homme chez qui le grandiose de l'ensemble tuait
l'infiniment petit des détails» (Barbey d'Aurevilly).
ALLIANCE DE PHRASES. Deux assertions de contenu inverse sont mises de suite. Ex. Ce qu'on
écrit, par rapport à la pensée, est plus riche et moins riche, plus long et plus bref, plus clair et plus
obscur (selon Valéry).
GRADATION OBJECTIVE. Les éléments rassemblés suivent un ordre.
GRADATION INTENSIVE. Les termes produisent un effet croissant.
RENCHÉRISSEMENT. On ajoute à l'intensité d'un argument, jusqu'à l'excès.
ANADIPLOSE. Une phrase est liée à la précédente par la reprise d'un mot de celle-ci. Ex. «Il
portait un pardessus à forte échancrure, pardessus qui devait faire l'objet d'une longue discussion
entre eux.»
D'autres procédés utiles à la dissertation sont traités au chapitre suivant, qui entre dans le
détail de l'argumentation de manière systématique.
APPLICATION
Une dissert, évidemment, mais semi-rédigée (quatre ou cinq pages), dans le domaine,
déroulement et procédés aussi réguliers que possible. Elle servira d'ossature aux développements
ultérieurs.
Exemple (très résumé). Le Chômage. [Titre.]
La hantise de perdre son emploi s'est répandue, avec la mondialisation, dans toutes les
couches sociales. [Amener.]
Sans doute, il ne s'agit plus comme au XIXe siècle de risquer de voir sa famille jetée à la rue et
ses enfants rachitiques, malades, affamés. Il y a des programmes sociaux. Mais de constater
combien à la Bourse sont favorisées les compagnies qui réduisent leur personnel pose un
problème de principe. Il y a des classes d'âges qui ne pourront pas se replacer. L'État, en versant
des indemnités, assume-t-il ses vraies responsabilités? Ce qui se dit en l'occurrence sur la place
publique, dans les cafés, dans les journaux, et ce qui se chuchote dans les antichambres des
salles de réunion des sociétés et des institutions diverge. [Poser.]
Après une brève description de ces deux groupes d'opinion, et de leur dispositif de discussion
respectif, on pourra s'interroger sur les causes de dysfonctionnement de l'économie et sur les
possibilités de solution. [Diviser.] [Fin de l'introduction.]
Le public est contre le chômage. Il y voit le problème économique et social numéro 1.
«C'est le mal du siècle» bien que le niveau de vie se soit beaucoup amélioré depuis un siècle.
«Autrefois, tout le monde travaillait.» C'était le bon vieux temps. «Naturellement, puisqu'il n'y avait
pas d'allocations!» Faut-il les supprimer?!? «Non. Elles sont nécessaires. Sans elles, les
conséquences du chômage seraient terribles.» C'est pourtant vrai. Et il faut tout de même
dramatiser. «Même avec des allocations, le chômage a quelque chose d'affreux et de révoltant.»
Le travail forcé serait pire... [Position A. Ses arguments, défendus, mais discutés mais défendus.]
Le public aime analyser en profondeur avec les éditorialistes: «Le chômeur est dévalorisé
à ses propres yeux». Le retraité aussi... [Description du groupe A, avec tentative de remise en
question et de réfutation.]
Face à cet ensemble de réactions très sympathiques, il y a celles des décideurs, qui le sont
moins. [Antagoniste B] Eux n'osent pas les crier sur tous les toits. Économistes, boursiers,
administrateurs, grands et petits patrons [Description du groupe B], ils ont en main l'avenir
économique : fermer les entreprises non rentables, renvoyer des travailleurs même productifs.
«L'entreprise doit se maintenir à flot dans la conjoncture. Sa lutte est sans merci. Elle doit vivre si
elle veut faire vivre.» [Arguments du groupe B, recueillis de vive voix.] Ils aiment s'étendre sur les
innombrables difficultés rencontrées. Fluctuation des prix. Coûts des matières premières.
Mécanisation. Coût de financement. Pertes sèches. Accidents du travail. Approvisionnement.
Délais de livraison. Contraintes syndicales. Paperasse administrative. Synchronisation. Bilan.
Défaveur boursière. «Le bruit court que votre carnet de commande est vide et pan! Vos actions
tombent. Un gros client ne s'acquitte pas de sa facture et pan! La banque vous convoque. Le fonds
de roulement est à sec. Où trouver des garanties pour les avances? Comment émettre de
nouvelles actions si elles ne trouvent preneur?» C'est la faillite alors que tout baignait dans l'huile
à la fabrique. [Début de mise en scène des personnages.]
Il ne court pas lui-même trop de risques : son traitement lui sera versé avant qu'il ne soit
procédé au remboursement des créanciers. Il espère encore : s'il se dégage une marge
bénéficiaire, des réinvestissements sont envisageables, feu vert pour la modernisation, enfin des
dividendes qui feront monter les actions. «Et vous augmentez vos notes de frais pour partir vers
le Sud» termine sa secrétaire in petto. [Réfutation du pathos subjectif B, verbomoteur avec effets
de manche mais seulement en privé. Dévoilement de la réalité quotidienne du pouvoir économique,
visible de partout mais non déclarée du tout, elle.] [Fin de la première partie : les antagonistes.]
Le niveau des salaires est une donnée économique fondamentale. C'est là que s'affrontent
le plus vivement les représentants syndicaux et le patronat. L'État lui-même est mal placé pour
intervenir, étant lui-même employeur pour une armée de fonctionnaires, qui peuvent avoir la dent
longue. Ses échelles salariales sont d'ailleurs souvent inférieures à celles du privé. Et quand il croit
devoir se mêler d'intervenir directement... On sait de que le dirigisme a donné en URSS.
Augmenter les impôts pour distribuer plus d'allocations familiales? C'est une redistribution. Il
faudrait parvenir à repêcher des liquidités stagnantes sans entraver le développement global. Mais,
côté familles, il est évident que les allocations seront aussitôt remises dans le circuit économique.
Là où sont les besoins, l'argent n'est pas inutilisé. Et quand il tourne, l'économie prospère.
Nouvelles ventes = nouvelles rentrées fiscales. Et bénéfices conjoncturels. Il y a des subventions
qui ne sont perdues pour personne. L'État a certainement son rôle à jouer. La justice aussi, pour
faire reculer la fraude. Mais c'est encore marginal. Le chômage ne se résorbera pas pour si peu.
Et l'État ne s'est jamais montré un employeur plus habile que les autres. Quant au travail
obligatoire, à quoi servirait-il s'il ne rapporte pas assez pour payer leur indemnité aux travailleurs,
ce qui suffit à rendre inutile son caractère forcé. Le vrai problème est de créer de l'emploi
rémunérateur. Problème collectif et, aussi, individuel. Chacun s'efforce d'équilibrer son budget.
[Analyse des causes de divergence. Recherche du dilemme.]
Il serait naïf d'essayer ici de résoudre un problème sur lequel ont été écrites avant et surtout
depuis Marx des centaines de milliers de pages. Il y a l'approche éthique. Éviter l'exploitation de
l'homme par l'homme et pour cela fomenter des révolutions? Il y aurait moins de risque à favoriser
des solutions politiques fondées sur la démocratie et la liberté mais à quoi sert un vote libre quand
les partis proposent des candidats dont le programme, sur la question du chômage, se ressemble
en tout point? Ce pragmatisme est tout simplement du réalisme, pourtant. De plus, ce ne sont que
des promesses... [Impasse.]
Impossible aujourd'hui d'avancer de nouvelles utopies comme osa le faire Proudhon. Il
s'agit seulement d'ajuster le niveau général des salaires à celui du produit national brut, et de
réduire les écarts de distribution, tout en remédiant aux abus, détournements et gaspillages. Le
chômage est là pour rester. Le progrès technique ne fait que l'accroître. Une société harmonieuse
où tout se partage est une vision d'avenir sans plus, ou un hasard passager. Pas de solution
collective possible à un problème de société? [Fond de l'impasse.]
Personne ne résoudra le problème du plein emploi pour tous et l'on veut pourtant espérer.
Il faudrait alors que chacun parvienne à le résoudre pour lui et ... pour chacun de ceux qui n'y
arrivent pas? Il y a déjà de nombreux efforts en ce sens. Divers organismes viennent efficacement
en aide à ceux qui veulent vraiment s'en sortir. Et puis l'État comme les organismes privés pourrait
se préoccuper activement bien davantage de financer la création de nouveaux emplois. Pourquoi
ne pas se tourner vers de nouveaux secteurs, actuellement non rétribués, ou insuffisamment:
garderies, animation de groupes, aide aux malades, sans compter la formation, la vie culturelle,
artistique, et ...la recherche? [Hypothèse finale.]
Mais l'État ne peut faire les choses à notre place. Il reflète, même si c'est parfois
insuffisamment, les mentalités; c'est à leur évolution que chacun peut participer personnellement,
par l'écriture peut-être... [Conclusion.]
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