La première fois,Monsieur Pas-d'Pouce avait mis sa main sur la
table; la seconde fois, l'avait gardée dans sa poche. La première fois,
l'habitant s'était dit: "Voilà une main qui a connu la hache et la scie, une main
rude et franche, venue à point pour me secourir." Et il avait signé çà et là sur
des papiers sans trop y regarder. La seconde fois, plus de main fraternelle,
mais une chaîne en or, un ventre avantageux: Monsieur Pas-d'Pouce, négociant, exportateur de grains et de foin, qui lui réclame de l'argent.
Or, de l'argent, c'est bien malheureux, le pauvre habitant n'en a pas.
- Je repasserai la semaine prochaine, dit le négociant.
- Repassez, Monsieur Pas-d'Pouce, vous êtes toujours le
bienvenu.
La semaine suivante, l'habitant n'a pas une cenne de plus. Il est
gêné, c'est le cas. Aussi se tient-il plus souvent aux bâtiments qu'à la maison. Ce
qu'il les aime alors, ses animaux, ses vaches, ses chevaux! Et ses cochons, et ses
moutons, et son chien larmoyant, qui rit quand même! S'il s'écoutait, c'est
bien simple, larguant l'amarre des bâtiments, il partirait avec eux au
premier déluge venu.
Quand le négociant rappliqua, le ventre avantageux, la main
calée dans sa poche, ce fut Armande qui lui dit:
- Asseyez-vous donc, Monsieur Pas-d'Pouce. Mon père est aux bâtiments. Je
vais vous préparer la tasse de thé que vous boirez en l'attendant.
Monsieur Pas-d'Pouce - la main lui sort, quatre doigts raides - n'en
revient pas: une fille de quatorze ans, brave et jolie, qui ne figurait pas sur
l'inventaire! Mais cela change tout! Sa main, il la met
sur la table, il l'offre, il la donne, sa grosse main populaire.
L'habitant, qui arrive sur les entrefaites, l'aperçoit et dit:
- Je savais bien, Monsieur Pas-d'Pouce, que nous finirions par nous
entendre.
Monsieur Pas-d'Pouce emmena la fille. Il la garda quatre ou cinq ans.
Après quoi, anoblie par son service, elle trouva un bon parti.
- Va, lui dit-il, je ne t'oublierai pas.
En doute-t-elle? Voici des noms: Angèle, Marie, Laure, Valéda, ses
anciennes servantes établies ça et là dans le comté, chez qui il ne passe
jamais sans s'arrêter, l'hiver, quand les hommes sont aux chantiers.
- Et puis veux-tu savoir? Eh bien, j'assisterai à tes noces.
Monsieur Pas-d'Pouce tint parole. Il assista aux noces d'Armande, le
ventre avantageux et la main sur la table. C'était pour la famille un grand
honneur. Le marié se tenait près de lui, droit comme un cierge,
brûlant de gratitude. Les femmes se trémoussaient dès qu'il les regardait. Il
était le seigneur de la fête. Quant à l'habitant, il avait cédé la place, ne
sachant plus très bien s'il était encore le père d'Armande. On ne remarqua pas son
absence. Assis sur la paille, au milieu des animaux taciturnes, il écoutait le bruit sec
des cordes et la reprise de l'archet, mais n'entendait pas la musique. On
dansa jusqu'à l'aube. Alors Monsieur Pas-d'Pouce, refermant les quatre doigts de
sa main, mit la noce dans sa poche et s'en alla. Tout devint terne. Le
violoneux s'arrêta au milieu d'une gigue; il raclait les nerfs, c'était intolérable.
Armande se mit à pleurer. Un petit coq de misère sur la pigée grise chantait
matines.
Référence. Jacques Ferron, Contes du pays incertain.
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adversité, allusion, allusion historique, allusion sexuelle, comparaison figurative, convention sociale Le conte est ancré dans le social., déférence, désastre, discours direct, discours indirect libre, ellipse narrative, gradation intensive, humour, incident déclencheur, infériorité Le héros du conte est souvent un être faible et vulnérable., leitmotiv, métaphore, mise en évidence syntaxique, omniscience, passé simple, piédestalisation, présent fictif, réduplication, reprise syntaxique, rupture de ton, sobriquet, style coupé, tristesse
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