Je demeurai plus de vingt-quatre heures la bouche attachée sur le visage et sur les mains de ma chère Manon. Mon dessein était d'y mourir; mais je fis réflexion, au commencement du second jour, que son corps serait exposé, après mon trépas, à devenir la pâture des bêtes sauvages. Je formai la résolution de l'enterrer et d'attendre la mort sur sa fosse. J'étais déjà si proche de ma fin, par l'affaiblissement que le jeûne et la douleur m'avaient causé, que j'eus besoin de quantité d'efforts pour me tenir debout. Je fus obligé de recourir aux liqueurs que j'avais apportées. Elles me rendirent autant de force qu'il en fallait pour le triste office que j'allais exécuter. Il ne m'était pas difficile d'ouvrir la terre, dans le lieu où je me trouvais. C'était une campagne couverte de sable. Je rompis mon épée, pour m'en servir à creuser, mais j'en tirai moins de secours que de mes mains. J'ouvris une large fosse. J'y plaçai l'idole de mon coeur, après avoir pris le soin de l'envelopper de tous mes habits, pour empêcher le sable de la toucher. Je ne la mis dans cet état qu'après l'avoir embrassée mille fois, avec toute l'ardeur du plus parfait amour. Je m'assis encore près d'elle. Je la considérai longtemps. Je ne pouvais me résoudre à refermer la fosse. Enfin, mes forces recommençant à s'affaiblir, et craignant d'en manquer tout à fait avant la fin de mon entreprise, j'ensevelis pour toujours dans le sein de la terre ce qu'elle avait porté de plus parfait et de plus aimable. Je me couchai ensuite sur la fosse, le visage tourné vers le sable, et fermant les yeux avec le dessein de ne les ouvrir jamais, j'invoquai le secours du Ciel et j'attendis la mort avec impatience. Ce qui vous paraîtra difficile à croire, c'est que, pendant tout l'exercice de ce lugubre ministère, il ne sortit point une larme de mes yeux ni un soupir de ma bouche. r.Aussi, ne demeurai-je pas longtemps dans la posture où j'étais sur la fosse, sans perdre le peu de connaissance et de sentiment qui me restait.
Référence. Abbé Prévost, Manon Lescaut.
Explication.
Conception traditionnelle de l'amour : amour courtois. Services du chevalier à la
dame. Ensevelissement, épée rompue : motifs narratifs de l'épopée. La scène privée
sentimentale atteint la grandeur de l'héroïque. Elévation de ce qui est misérable.
Mais le romanesque est limité : Des Grieux ne meurt pas d'amour, ne devient pas fou.
Résistance de la raison. Limites des pouvoirs perturbateurs de la passion. Ses actes sont issus
de sa volonté. Il forme des projets : «Mon dessein était...», «Je formai la résolution...», «avec
le dessein...». Il prend la décision de mourir.
L'acte de narration. Des Grieux s'applique à mettre ordre et clarté dans son discours. Il
compose le spectacle de sa douleur. La distance temporelle entre l'événement et le récit (neuf
mois) permet la mise en ordre. Ordre chronologique. Discours savamment ordonné. La scène
est rendue disponible à l'interprétation. Effort cognitif. S'il insiste sur la singularité de son
comportement («Ce qui vous paraîtra difficile à croire, c'est que, pendant tout l'exercice de ce
lugubre ministère, il ne sortit point une larme de mes yeux ni un soupir de ma bouche»), il en
donne immédiatement l'explication («La consternation profonde où j'étais et le dessein
déterminé de mourir avaient coupé le cours à toutes les expressions du désespoir et de la
douleur»). La raison reflète la sensibilité, l'interprète.
Erotique gazée. Périphrase : «ce qu'elle avait porté de plus parfait et de plus aimable».
Le corps de Manon est évoqué mais non décrit (vs chez Barbey : il décrit le corps de ses
héroïnes, insiste sur la chute des reins, etc.; le naturalisme a rendu possibles ces descriptions).
Le discours reste «honnête».
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analyse, antéoccupation Devancer le reproche d'invraisemblance pour se mettre à l'abri des critiques. Ex. : Des Grieux annonçant des «extrémités si déplorables que vous aurez peine à croire...»., élégance, héroïsation Les héros sont doués de qualités rares : grande beauté, vertu résistant à toute épreuve, etc., illumination, intellectualisation, motif narratif du roman héroïque. Dans la Princesse de Clèves : portrait volé, détournement de correspondance privée., périphrase, psycho-récit, roman historique, sublime
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