--- Vous dites dans la préface d'Une histoire de la philosophie que la «philosophie est
peut-être en train de mourir sous nos yeux». A quelle mort songez-vous? Pensez-vous, comme
Hegel, qu'elle puisse s'achever dans un système, ou, comme Heidegger, qu'elle s'efface de la réalité
historico-mondiale présente?
--- La philosophie n'a pas mérité de mourir. Ma préface est faite pour indiquer dans quelle voie
elle peut essayer de renaître.
--- Quelle est cette voie?
--- Aujourd'hui, les promoteurs des sciences humaines [... ] voudraient nous faire croire que nul
n'a commencé à penser avant eux. C'est faux dans la prétention, désastreux dans les
conséquences. Ce que j'ai lu jusqu'à présent ne me permet pas de penser qu'il y a dans ce
mouvement une découverte si importante qu'elle puisse tenir lieu de commencement.
La nouveauté, c'est la mort de Dieu et l'émancipation de l'esprit hors de l'emprise
cléricale. Mais cela ne suffit pas à créer un monde nouveau. La révolution russe a tenté aussi
de fonder un monde nouveau. C'était un formidable événement, dont j'ai été le contemporain
: j'avais 20 ans en 1917. J'y ai cru. La Russie a voulu devenir une grande
puissance industrielle, et elle y est parvenue. Je ne crois pas que l'on puisse échapper aujourd'hui
à la civilisation industrielle et à la crise qui en est issue. Si on veut transformer ce monde, il
faut le penser. Il est radicalement différent de tous les autres.
--- Comment situez-vous cette crise de la civilisation industrielle par rapport à la
tradition philosophique?
--- C'est une crise de l'enseignement. Il est certain que
l'enseignement de la philosophie en Grèce s'identifie avec sa naissance. Platon fut le premier à
fonder une «école» où l'on enseignait la philosophie. C'était peut-être une fausse
route, car il ne me paraît pas certain que la philosophie puisse s'enseigner, comme Socrate le disait
de la vertu.
En tout cas, il faudrait trouver autre chose que ce système de cours, de thèses. La
discrétion manque à la philosophie enseignée et justifie la révolte des étudiants. Cette
prétention magistrale est nuisible. Tout aussi nuisible est la prétention des philosophes à gouverner
la Cité. Je condamne aussi ce moralisme impraticable qu'ils enseignent et cette démission
devant la poésie. Nietzsche était un poète. Mais il y a un abîme entre la philosophie et la
poésie.
--- Heidegger prétend pourtant que «laphilosophie et la poésie, tout en se tenant sur
des monts opposés, disent le même».
--- Eh bien! ce que dit Heidegger est faux. La poésie, c'est la recherche
inconditionnelle de la liberté. Un poète, c'est un homme qui veut être libre. C'est pourquoi il est
toujours «mauvais garçon», pour ne dire que cela. Un philosophe sait au contraire qu'il ne peut
pas être libre. Il accepte cette condition, car elle rend possible sa réflexion sur la vie en commun;
la vie de toute la société.
--- A travers toute l'histoire de la philosophie, les questions vous semblent-elles identiques et
éternelles?
--- Oui, dans la mesure où les hommes ont toujours dû vivre ensemble. L'homme est
un animal social capable de détruire la société, et les problèmes restent identiques.
--- Mais les réponses? Pour comprendre le monde moderne, Marx, Freud et Nietzsche ne
sont-ils pas plus indiqués que les pré-socratiques?
--- Les philosophes ont toujours répété la même chose. La philosophie, c'est le rêve de la paix
: il est le même chez Héraclite, Platon, ou saint Thomas d'Aquin. C'est une question éternelle,
car l'homme ne change jamais. C'est le vocabulaire qui change. Au fond les philosophes se
contredisent rarement. Mais le jeu de massacre qu'est la dissertation d'agrégation veut qu'on les
fasse s'entre-détruire! La philosophie commence une fois que l'on abandonne ces exercices
puérils.
Référence. Interview de Brice Parain réalisée par Jean-Michel Palmier,le Monde, 2 août 1969.
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